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On lui avait donné le surnom de Painted Désert – le Désert Peint. Mais c’était valable seulement au printemps, quand les cactus cierges, les arbres de Josué, les opuntias et autres plantes barbares, cactées ou euphorbes, peignaient l’étendue de sable et de roc des couleurs criardes – rouges, bleues, jaunes – de leur floraison. Aujourd’hui, le soleil avait tout dévoré et on avait de la peine à retrouver du vert dans le vert-de-gris des cereus giganteus. Tout ce qu’il y avait de vivant en eux, c’étaient les dagues offensives de leurs épines.
Une chaleur à couper au sabre et la longue route, absolument rectiligne, le long de laquelle roulait la Cherokee donnaient l’impression de mener en Enfer – si elle n’y était déjà.
Débordant de toute sa masse de lutteur super-lourd de l’espace relativement exigu du siège du passager, Bill Ballantine tira de sa veste de toile un mouchoir bariolé dans lequel on eût pu envelopper un troupeau d’éléphants ; et il se mit à s’éponger le front, puis les joues, qui ruisselaient de transpiration. La peau de son visage avait pris la couleur de la brique, en parfaite harmonie avec sa chevelure de flammes.
— Ça va être mon tour, commandant, fit le géant.
Le tour de Ballantine, c’était fermer les vitres des portières et brancher la bienfaisante climatisation. Car, entre le colosse écossais et Bob Morane, un petit désaccord régnait. Morane détestait la climatisation, responsable selon lui de rhumes, bronchites, fluxions de poitrine, asthme et tout le reste des ennuis, parfois mortels, d’origine respiratoire. Bill Ballantine, lui, était pour la climatisation qui rafraîchissait sa carcasse de géant.
Comment mettre, en ce cas, les deux amis d’accord ? C’était Bob qui avait trouvé le compromis, en disant :
— Pendant un quart d’heure, on roulera fenêtres ouvertes et climatisation coupée. Au bout de ce quart d’heure, quand tu auras à moitié fondu, on fermera tout et on branchera la climatisation. Au bout d’un nouveau quart d’heure, quand j’aurai contracté la bronchite des climatiseurs, on…
— … on vous conduira à l’hôpital, avait coupé l’Écossais… Ça va, on fera comme vous dites… Les compromis à la noix de ce genre, c’est vous tout craché…
Les deux amis étaient venus aux États-Unis afin d’effectuer, pour la revue Reflets, une série de reportages sur Las Vegas, la capitale du jeu, à la fois dirigée par la Mafia et par les Mormons, ce que beaucoup de gens de par le monde ignoraient. D’un côté, le crime organisé qui gérait les casinos ; de l’autre côté, les hommes de Dieu qui, eux, géraient l’argent amassé par les premiers. Une association étonnante, sinon détonante.
Et, à Las Vegas, leurs reportages bouclés, Bob et Bill avaient décidé de voir un peu de pays. Ils avaient acheté d’occasion cette Cherokee qu’ils revendraient à leur retour – « West here we are ! », fit Bill.
À présent, la climatisation fonctionnait à plein, distillant un air glacé « porteur de tous les virus » comme disait Morane avec une évidente mauvaise foi. Toutes les dix secondes, il faisait mine d’avoir une quinte de toux…
— On va où comme ça ? finit par interroger Bill Ballantine.
Nouvelle quinte de toux factice de Morane en guise de réponse. Le colosse insista :
— Marre de ce désert… Des cactus et encore des cactus, à vous en dégoûter quand on vous en sert pour le petit déj… Et même pas moyen de risquer de mettre pied à terre pour se dérouiller un peu les jambes… C’est plein de serpents à sonnettes, de monstres de Gila, de tarentules grosses comme des melons, d’Indiens coupeurs de têtes…
— Tu sais bien, Bill, que les Indiens, ici, n’ont jamais coupé les têtes. Les coupeurs de têtes, c’est au sud…
— Ouais…, ouais…, chasseurs de scalps alors…
— Les Indiens ne chassent plus les scalps, Bill… Tu regardes trop la télévision…
— V’lez vraiment toujours avoir raison, commandant… Bon… Je répète… On va où comme ça ?…
Bob Morane haussa les épaules.
— Pour commencer, ne m’appelle plus « commandant ». Je l’ai déjà dit cent mille fois… Et je t’ai déjà dit cent mille fois aussi que je voulais visiter Dinosaurland.
— Dinosaurland !… Dinosaurland !… Commence à en avoir marre aussi des dinosaures, moi… On en mange à tous les repas…
— C’est pourtant là que nous allons, Bill… Je veux dire à Dinosaurland… Et, de toute façon, il y aura un beau reportage à faire…
— Et des pépites à gagner en le vendant en Europe… Possible que Paris-Match ou Stern se l’arracheront…
— Cesse de toujours penser au fric, Bill… Gros rire du colosse.
— Suis pas Écossais pour rien, moi, commandant… Dinosaurland, cela faisait penser à Disneyland. Pourtant, à la base, il y avait une notable différence. Alors que Disneyland avait été édifié dans un but purement ludique, Dinosaurland avait une origine scientifique : la découverte, en plein désert, d’un important gisement d’ossements de dinosauriens. Le plus grand de toutes les Amériques, voire du monde entier. Des dizaines et des dizaines d’hectares de rocs et de sable qui n’étaient rien d’autre qu’un gigantesque cimetière de sauriens géants disparus depuis des millions d’années.
Mais une telle exploitation nécessitait d’importants capitaux qui, parfois, manquaient. On imagina donc de doubler l’organisation scientifique d’une organisation commerciale. En un mot, d’autofinancer le projet, avec entrées payantes, visites guidées, également payantes, projections de films, ventes de gadgets, de photos, de modèles réduits. Les dinosaures attiraient les foules, et Dinosaurland connut immédiatement le succès. Il devint vite l’un des centres touristiques indispensables au cœur du Nevada.
La Cherokee avait encore roulé sur une distance de quelques kilomètres. Bob avait relevé le col de sa veste car, avec la climatisation, il faisait assez froid à l’intérieur du véhicule pour geler un pingouin sur place, quand Bill Ballantine jeta :
— Je crois qu’on arrive à votre Dinosaur-je-ne-sais-quoi, commandant…
À peu de distance, à bâbord de la voiture, une vaste agglomération s’étendait, incongrue sur l’étendue ocrée du désert. Des constructions de toutes tailles, aux murs crémeux, aux toits brillants et dominés par la forêt clairsemée de pylônes électriques et d’antennes de télévision. À cause de l’éloignement, on ne voyait pas très bien ce qui s’y passait, mais on devinait un vague grouillement. Un air de fête aussi.
— Dinosaures, nous voici ! fit Morane.
Il ralentit, coupa la climatisation sans demander l’avis de son compagnon, manœuvra les commandes des vitres électriques qui livrèrent passage aussitôt au souffle d’enfer du désert surchauffé par un astre impitoyable.
La Cherokee stoppa devant un portique monumental dominé par une silhouette de Tyrannosaure plus vrai et plus féroce que nature et qui tenait entre ses pattes antérieures atrophiées une longue banderole annonçant DINOSAURLAND – et, en dessous, en caractères fluorescents : « Les Monstres vous attendent ». Venu de très loin, le son d’une machine à faire du bruit apportait les notes de la dernière scie des Fuckin’Tigers, l’orchestre à la mode dont, dans un mois, on ne parlerait plus.
Morane engagea le 4 x 4 entre les montants du portique, stoppa devant un large tourniquet. À gauche, presque flanc à flanc avec le véhicule, une petite construction en dur abritait, derrière un guichet, une jeune beauté venue directement d’Hollywood et qui lança, d’une voix préfabriquée :
— Bienvenue à Dinosaurland, messieurs…
Et elle ajouta presque aussitôt, de la même voix où le miel se mêlait à la framboise :
— Dix dollars par personne… et dix dollars pour la voiture…
Morane déposa trois billets de dix dollars sur une petite planchette de lamellisé, prit les tickets que la créature de rêve lui tendait. Un vigile, colt au côté dans un holster à ouverture à ressort, et porteur d’un badge illustré d’une tête de tyrannosaure riant de toutes ses dents, s’approcha et porta la main à la visière de son képi.
— Vous trouverez de la place au Parking L…
Le tourniquet pivota sur lui-même, libérant le passage, et la Cherokee franchit la frontière de l’ère jurassique, ou crétacé. Au choix…
*
* *
— Parking L… Ça doit être là, fit Bill Ballantine.
Bob Morane quitta la voie monumentale menant aux constructions groupées de l’exploitation de paléontologie, engagea le 4 x 4 dans l’allée centrale du parking. Il trouva une place où garer son véhicule, entre une Toyota « Mikado » et une Ford « Pearl Harbor ». Les deux amis mirent pied à terre. Au-dessus d’eux, le ciel était une feuille de magnésium bleuté au centre de laquelle un aigle solitaire s’ennuyait à mourir. Au loin, des sierras anonymes rognaient l’immensité de leurs sommets en dents de scie.
Durant près d’une heure, Bob Morane et Bill Ballantine parcoururent l’ère « ludique » – si l’on peut s’exprimer ainsi – du site. Attractions… Il y avait même un « train fantôme », dont les principaux épouvantails étaient, bien sûr, des dinosauriens carnivores articulés et aux mâchoires armées de plus de crocs qu’au naturel… Échoppes où l’on vendait de tout du moment que cela approchait, de près ou de loin, la faune du jurassique et du crétacé. Reproductions au centième ou au cinq-centième de toutes les espèces imaginables de reptiles de l’ère secondaire. En métal, en bois, en plastique de toutes sortes. Certains pouvaient se mouvoir électriquement. Il y avait même des ptérodactyles capables de voler sur une distance de quelques mètres. Bref, tout ce qui concernait les dinosaures et tutti quanti pouvait se trouver dans ces boutiques. Sous toutes les formes imaginables. Le meilleur et le pire… Surtout le pire !
— On fait quoi ? finit par protester Bill Ballantine pour couper court à la curiosité quasi enfantine de son compagnon. C’est Disneyland ici… Sans Mickey… Et, au moins, à Disneyland, il y a Donald… Moi, j’aime bien Donald, commandant…
— Ça ne m’étonne pas, Bill, fit Morane narquoisement. Donald et toi vous avez le même caractère de cochon…
L’Écossais ne répondit pas, se contentant de répéter :
— On fait quoi ?
Morane tendit le bras, pour désigner une vaste étendue blanchie par de nombreux petits abris provisoires en toile. Égaillés en désordre, ils couvraient le désert jusqu’aux premiers contreforts des sierras. C’était là qu’avaient lieu les fouilles. Chaque abri marquait l’emplacement d’un endroit où l’on avait découvert des vestiges paléontologiques, et il était dressé pour protéger les chercheurs contre les ardeurs du soleil.
— Allons voir par là, Bill…
— Suis certain que cette zone est interdite au public, risqua le géant.
— On verra bien…
C’est à ce moment qu’une voix, venue d’on ne savait où et amplifiée électriquement, retentit :
« Ces messieurs de la Presse sont priés de se rendre au Dôme n°6, où le professeur Testoff aura une importante communication à leur faire. Les cartes de presse seront exigées à l’entrée. »
— Une importante communication ! fit Bob Morane. Ça peut être intéressant… On appartient à la Presse et on a nos cartes de Reflets.
Bill Ballantine poussa un grognement, maugréa :
— Ouais… Le type va encore nous raconter que les dinosaures sont des oiseaux…
— Étaient, Bill, étaient…
— Ou que la vache laitière est une descendante directe de la femelle du diplodocus… Marre, moi, de toutes ces élucubrations à la noix…
— On y va quand même, Bill… Pour ce qu’on a d’autre à faire !… Et puis, je suis curieux de savoir ce que ce professeur Testoff a à raconter de si important…
— Curieux… curieux…, ronchonna encore l’Écossais. Comme si c’était nouveau…
Mais Bob n’écoutait plus. Déjà, il se dirigeait vers le Dôme n°6. Ballantine lui emboîta le pas. Presque malgré lui.